3                                                                   B. SCHWISCHAY, Introduction à la lexicologie (hiver 2001/02)

Dernière mise à jour : 18-11-01

La morphologie lexicale
(ou formation des mots)[1]

0. Mots simples et mots construits

1. La dérivation (ou affixation)

1.0. Base, radical et affixes

1.1 La préfixation

1.2 La suffixation

1.3 La dérivation « inverse »

1.4 La dérivation parasynthétique

2. La composition

2.1 La composition « populaire »

2.2 La composition savante

2.3 Les mots-valises

3. La dérivation impropre

4. La troncation

5. La siglaison

5.1 Les sigles

5.2 Les acronymes

5.3 Sigles et acronymes comme bases de dérivés

0. Mots simples et mots construits

Les mots français peuvent se répartir en mots simples et mots construits.[2] Les mots simples sont des mots qui ne sont pas décomposables ; les mots construits, par contre, peuvent être décomposés en éléments significatifs plus petits (mots ou morphèmes).

Exemple :

[Source : ..\..\Lexicologie\1_MORPHO\1_morph.doc#3.2.1 Affixes dérivationnels et flexionnels]

boisson, buvable, buvard, buvette, buveur, imbu, imbuvable, pourboire

Tous ces mots sont construits à partir du mot simple boire[3], ou bien par adjonction d’un autre mot – c.-à.-d.

· par composition :

pourboire < pour (préposition) + boire

– ou bien par adjonction d’un suffixe ou d’un préfixe à l’un des radicaux de ce verbe[4], c.-à-d. par dérivation.

· Sont construits par dérivation suffixale :

boisson < (je) bois + -son « (ce) qui subit l’action (exprimé par la base) ».
« Liquide qui se boit. » Cf. cuisson, nourrisson.

buvable < (nous) buv-(ons) + -able « possibilité ». « Qui peut se boire. » Cf. abordable, faisable.

buvard < buv- + -ard « appartenance, propriété ». « Papier qui boit l’encre. » Cf. campagnard, vieillard, braillard.

buvette < buv- + -ette « qui a un rapport caractéristique à ce qu’exprime la base ». « Petit local ou comptoir où l’on sert à boire. » Cf. allumette, sucette.

buveur <buv- + -eur « qui fait l’action (exprimé par la base) ». « Personne qui boit. » Cf. chanteur, vainqueur.

· Sont construits par dérivation préfixale :

imbu < im- (in2-) « dans l’état (exprimé par la base) » + bu. « Imprégné, pénétré (de sentiments, d’idées, de préjugés…). » Cf. inflammable.

imbuvable < im- (in1-) « élément négatif » + buvable. « Qui n’est pas buvable. » Cf. imbattable, inabordable.

Par la suite, en plus de la dérivation et de la composition, nous traiterons de la dérivation impropre, de la troncation et de la siglaison.

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1. La dérivation (ou affixation)

Avant de présenter les différents modes de dérivation (préfixation et suffixation, dérivation inverse et formation parasynthétique), il nous faudra distinguer les différents éléments qu’on peut isoler dans le mot dérivé : la base, le radical et les affixes.

1.0. Base, radical et affixes

[Source : ..\..\Lexicologie\1_MORPHO\1_morph.doc#3.2.2 Base et radical]

Les affixes s’ajoutent à un mot, plus exactement à ce qu’on appelle une base, et selon que l’affixe précède ou suit la base, on parle de préfixe ou de suffixe.

Par l’adjonction d’un préfixe ou d’un suffixe à une base, on obtient un (mot) dérivé ; inversement, la suppression de l’un de ses affixes nous donne la base du mot. – Exemple :

préfixe

base

suffixe

dé-

geler

 

 

dégel

-er

 

Les bases geler et dégel sont elle-mêmes des dérivés, c’est-à-dire décomposables en base et affixe :

préfixe

base

suffixe

dé-

gel

 

 

gel

-er

 

Mais cette fois-ci, la base (gel) n’est plus décomposable en morphèmes plus petits – elle se confond au radical.

Généralement parlant, c’est par suppression de tous les affixes qu’on obtient le radical du mot :

 

base
=
radical

 

dé-

gel

-er

 

Remarque. – Le radical n’est pas forcément une forme correspondant à un mot, comme gel, dans l’exemple qui précède. Le radical ann- [an] (cf. ann-ée [ane]) n’existe pas en tant que mot – la forme qui sert de mot est ans [S]. – Ceci est particulièrement vrai pour les radicaux des formes fléchies : des formes comme buv ou conn n’existent pas comme mots non plus, mais seulement comme radicaux, cf. buv-ons, conn-ais.

1.1 La préfixation

préfixe  +  base  ®  mot dérivé

 

re- + prendre ® reprendre
il- + légal
® illégal
pré + histoire
® préhistoire

Le dérivé appartient toujours à la même classe morphologique que la base :

pré- + nom ® nom (préhistoire)
pré- + adjectif
® adjectif (prénatal)
pré- + verbe
® verbe (prédire)

Le préfixe n'a donc pas de fonction grammaticale ; sa fonction est purement sémantique.

Le préfixe n'entraîne jamais la présence d'un allomorphe de la base.

1.2 La suffixation

base  +  suffixe  ®  mot dérivé

 

blanch(e) +-âtre ® blanchâtre
blanch(e) + -eur
® blancheur
timide + -ment
® timidement
timid(e) + -ité
® timidité
cannibal(e) + -isme
® cannibalisme

Selon le suffixe ajouté, le dérivé peut ou non appartenir à une classe morphologique différente de celle de la base :

Adj + -âtre ® Adj (blanchâtre)
Adj + -eur
® Nom (blancheur)
Adj + -ment
® Adv (timidement)

Le suffixe a donc une valeur grammaticale : il indique la classe morphologique du dérivé. — En plus, le suffixe a une fonction «catégorisatrice», indiquant la sous-classe morphologique du dérivé :

base + -isme ® (nom) masculin (cannibalisme)
base + -ité
® (nom) féminin (timidité)

Le suffixe peut entraîner des allomorphes de base :

blanche + -eur ® blancheur
[plõ] (plomb) + [-je] ® [plõbje] (plombier)

1.3 La dérivation « inverse »

Dans la perspective diachronique, vu les dates de leur première apparition[5], le nom galop (v. 1135) doit être dérivé du verbe galoper (1808) par suppression du suffixe -er.

galoper ® galop

Mais dans la perspective synchronique, rien n'empêche de procéder par suffixation :

galop + -er ® galoper

Autre exemple : déprimer v.tr. (1355), déprime n.f. (1973)

1.4 La dérivation parasynthétique

La dérivation d'un mot comme dégeler peut être décrite comme adjonction successive d'un suffixe et d'un préfixe :

1. suffixation : gel + -er ® geler
2. préfixation : dé- + geler
® dégeler

— ou bien :

1. préfixation : dé- + gel ® dégel
2. suffixation : dégel + -er
® dégeler

Autre exemple : (s’)envoler

Par contre, pour la dérivation d'un mot comme décourager, les bases intermédiaires, dont une au moins serait nécessaire pour une dérivation par étapes, sont inexistantes : *courager, *décourage.[6]

Dans ce cas, suffixation et préfixation doivent opérer simultanément, et l'on parle de formation parasynthétique.

dé- + courag(e) + -er ® décourager

Autre exemple : empoisonner

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2. La composition

Nous distinguons la composition « populaire », à partir de mots français, de la composition savante, à partir d‘éléments grecs ou latins, et nous y ajoutons les mots-valises, qui sont des composés à partir de mots tronqués.

2.1 La composition « populaire »

La composition à partir de mots français se fait par juxtaposition de deux mots (ou plus), autrement dit « de deux éléments qui peuvent exister à l'état libre » ; ces composés ne sont pas toujours écrits « en un mot » :

porte + feuille ® portefeuille
chou + fleur
® chou-fleur
bateau + mouche
® bateau mouche

Autres exemples : autoroute ; wagon-lit, chou-rave, eau-de-vie ; pomme de terre

2.2 La composition savante

Par contre, la composition savante, c’est-à-dire la composition à partir d’éléments latins ou grecs, ne se fait pas à partir de mots. En effet, pour un composé comme anthropologue, les deux éléments (anthropo-, -logue) n’existent pas à l’état libre, mais seulement dans des composés ou bien dans des dérivés cf.

anthrop-ien (cf. saur-ien, autrich-ien)
log-ique (cf. iron-ique, volcan-ique)

Cette observation entraîne une redéfinition de la composition comme juxtaposition de deux éléments (ou plus) qui peuvent servir de base à des dérivés. La dérivation peut donc se formuler :

anthrop(o)- + -log(ue) ® anthropologue[7]

À remarquer qu’à la différence des affixes, les éléments qui entrent dans la composition peuvent être utilisés indifféremment comme premier ou comme deuxième terme d'un composé :

chou-fleur / fleur de lys
anthropologue / misanthrope

chou-fleur / chou rouge
anthropologue / logarithme

Autres exemples : thermomètre (: thermique, métrique) ; isotherme, baromètre

Remarque. — La formule « base + base ® mot composé » fonctionne aussi dans bien des cas de la composition « française », cf.

wagon-lit :                 wagonn-et, a-lit-er

bateau mouche :        batel-ier, mouch-eron

pomme de terre :       pomm-ier, terr-eux

– mais elle rencontre des problèmes dans d’autres cas, cf.

eau-de vie :                aqua(?)-tique, vi-able

autoroute :                 auto-?, rout-ier

chou-rave :                chou-?, rave-?

La solution est peut être de définir la composition comme « juxtaposition d’éléments qui peuvent exister à l’état libre et/ou servir de base à des dérivés ».

2.3 Les mots-valises

Le mot-valise se définit comme un mot composé d’éléments obtenus par troncation de deux mots :

pro[duit] et [lo]giciel ® progiciel[8]

culti[vé] var[iété] ® cultivar

Dans les créations ludiques, le mot-valise doit conserver un segment commun aux deux bases, comme dans cette exemple tiré du Petit Fictionnaire illustré d’A. Finkielkraut[9]

misanthropophage « cannibale qui boude son plat » ¬ misanthrope + anthropophage

Autres exemples :

mot[or (car)] « automobile » + [h]otel ® motel

photocopie + pillage Þ photocopillage

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3. La dérivation impropre

Malgré son nom, la dérivation impropre n’est pas une dérivation (adjonction d’un suffixe á une base), mais un changement de classe lexicale :

sourire (v.) ® sourire (n.)
vrai (adj.)
® vrai (n.)

Autres exemplee : faire-part, pourboire

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4. La troncation

La troncation est un procédé qui consiste à abréger un mot par suppression d'une ou plusieurs syllabes.

Généralement, c’est la finale du mot qui est tronquée :

auto[mobile], radio[phonie] et radio[graphie], fac[ulté], catho[lique], cinéma[tographe], cine[ma]

– rarement l’initiale :

[auto]bus

Dans ce cas, c’est le premier élément d'un composé qui est isolé (auto ¬ autobus), ou bien un préfixe :

hyper[marché]

Le mot tronqué peut correspondre à un morphème, c’est-à-dire à un élément significatif (comme auto, radio,, hyper, télé ¬ télévision) ; mais le plus souvent, l’élément qui constitue le mot tronqué est une séquence dépourvu de signification (comme fac, catho, cinéma, cine).

Parfois, le mot tronqué se voit ajouter un suffixe (comme -ot) ou un pseudo-suffixe :

bach[elier] ® bachot (cf. cheminot, cuistot)

val[ise] ® valdoche[10]

Dans beaucoup de cas, c’est une finale en -o qui est ajoutée à la troncation :

dict[ionnaire] ® dico
mécan[icien]
® mécano
prol[étaire]
® prolo
apér[itif]
® apéro

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5. La siglaison

La siglaison consiste dans la réduction d'un terme composé à la succession des initiales des termes qui le composent. Selon la prononciation, on distingue sigles et acronymes.

5.1 Les sigles

Les sigles sont des suites d’initiales prononcées avec les noms des lettres :

V. T. T. [vetete] n. m. « vélo tout-terrain »

S. D. F. [DsdeDf] n. « sans domicile fixe »

C. A. P. [seApe] n. m. inv. « certificat d'aptitude professionnelle » ou « certificat d'aptitude pédagogique »

5.2 Les acronymes

Les acronymes sont des suites d’initiales prononcées comme un mot ordinaire :

T. I. R. [tiY]) « transit international routier »

CES [sDs] n. m. « contrat emploi solidarité »[11]

D.O.M.-T.O.M. (les) [dCmtCm] « les départements [d’outre-mer] et territoires d'outre-mer »

5.3 Sigles et acronymes comme bases de dérivés

Les sigles peuvent souvent servir de base à des dérivés :

P. D. G. [pedeFe] n. « président-directeur général »
® pédégère  [pedepFDY] n. f. « femme qui exerce les fonctions de P. D. G. »

O. N. U.[12] « Organisation des Nations Unies »
® onusien, onusienne adj. ou n.

pacs [paks] n. m.  « Pacte Civil de Solidarité »
® pacser v. itr.,
® pacsé p. p. adj. ou n. [« les mariés, les « pacsés » et les vrais concubins » (Le Monde, 1998), cit. PR v2]

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Dernière mise à jour : 18-11-01

 



[1] D’après Gardes-Tamine, Joëlle. « La grammaire. T. 1: Phonologie, morphologie, lexicologie. Paris, A. Colin, 1988. (= Coll. « Cursus »). Chap. 2. « Qu'est‑ce que la morphologie ? » Þ G-TAMINE La grammaire 1

[2] Mitterand, Henri. Les mots français. Presses Universitaires de France, 9e éd. corr. 1996. (= Coll. « Que sais-je ? », n° 270.), p. 24 et suivv.

[3] Cf. Le Robert méthodique, s.v. boire. À remarquer que pourboire n’est pas un mot dérivé, mais un mot composé.

[4] Le verbe boire a trois radicaux au présent (je bois, ils boivent, nous buvons), un autre radical pour le passé simple (il but) et un autre pour le futur et le conditionnel (il boira) ; cf. Le Robert oral-écrit, s.v. [bwar].

[5] Reprises du Petit Robert.

[6] En vue de leur décomposition, cela revient à dire que la commutation avec l'affixe zéro (Æ) n'est pas possible pour les formations parasynthétiques.

  dé-courager
*
Æ-courager

  décourage-er
*décourage-
Æ

 

— ce qui n'empêche d’ailleurs pas de décomposer en morphèmes une formation parasynthétique comme décourager, puisqu'il y a d'autres commutations possibles :

dé-courager
en-courager

décourag(e)-er
décourage   
ment

 

[7] Décomposition en morphèmes :

anthropo/logue

anthropo/logue

anthropo/phage

égypto/logue

 

[8] Les exemples progiciel, motel et cultivar sont tirés du PRv2, s.v. mot-valise.

[9] D’après Mortureux, Marie-Françoise. La lexicologie entre langue et discours. Paris, SEDES, 1997, p. 52/53.

[10] À comparer : bidoche (¬ bidet « cheval »), caldoche (¬ Calédonien)

[11] À ne pas confondre avec C. E. S. [seVDs] n. m. « collège d'enseignement secondaire ».

[12] Prononcé comme un sigle [oDny] ou comme un acronyme [ony].